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Les objets d’art africains en Belgique à l’heure de la restitution: Oui, mais comment?

22 avril 2021 13 min. temps de lecture

Tous les impliqués sont d’accord: la Belgique doit restituer des pièces de musée pillées au Congo, au Rwanda et au Burundi à l’époque coloniale. En juin 2021, le gouvernement a décidé de restituer aux Congolais les objets de l’AfricaMuseum acquis illégalement. Mais là, l’histoire ne fait que commencer. De quels objets parle-t-on? Qui les réclame? Où iront-ils et que faut-il en faire dans les pays d’origine?

Un bon début de réflexion nous est offert par le musée MAS d’Anvers. Jusqu’au 12 septembre 2021 se déroule au MAS l’exposition 100 X Congo: «cent fois», car il y a quelque cent ans, en 1920, la ville d’Anvers est devenue propriétaire d’une rare collection d’objets d’art et d’outils du Congo; «Cent» aussi parce que le MAS présente une centaine de pièces au public. Els De Palmenaer et Nadia Nsayi, respectivement conservatrice et cocommissaire, sont parties du constat que, même un siècle plus tard, on en sait encore trop peu sur la provenance de ces objets. «Nous montrons des pièces dont beaucoup d’éléments nous sont inconnus», explique Nadia Nsayi, «mais aussi des pièces dont on a une partie de l’histoire, enfin deux pièces dont il est absolument certain qu’elles ont été pillées».

L’une d’entre elles, un prêt de la collection de l’AfricaMuseum à Tervuren (près de Bruxelles), est une statue en bois, cloutée et nervurée, provenant de Ne Kuko, un chef de village du XIXe siècle à Kikuku, quelque 1500 kilomètres à l’est de Kinshasa. C’est le marchand belge Alexandre Delcommune qui a volé la statue en 1878 dans l’espoir que son pouvoir magique protégerait son commerce. Sept ans plus tard, le fétiche Ne Kuko est apparu à l’exposition universelle d’Anvers, après quoi il s’est finalement retrouvé à Tervuren. En 1973, le président «zaïrois» de l’époque, Mobutu Sese Seko, le réclama, avec d’autres pièces de l’expo Art of the Congo, à la Belgique; il y a quatre ans, l’actuel chef de Kikuku a également demandé son retour.

«Nous avons emprunté cette pièce emblématique afin de pouvoir présenter l’histoire de l’art pillé de manière critique et transparente», explique la cocommissaire. «Cette approche n’est pas évidente, mais elle s’inscrit dans un contexte politique et social qui évolue rapidement.»

Nadia Nsayi est elle-même, avec d’autres, impliquée dans ce changement d’approche: en tant que politologue et ancienne chargée de mission chez Broederlijk Delen et Pax Christi, deux ONG, elle a travaillé sur le Congo et a également des racines belgo-congolaises. «Le MAS avait compris dès le départ qu’il y avait des sensibilités auxquelles il devrait se confronter : le fait que de nombreux objets ont été amenés ici à partir d’une culture de relations de pouvoir coloniales, très inégales donc.»

Prise de conscience

Dans ce cadre, l’exposition d’Anvers arrive à point nommé. «Pour ce qui est du retour d’une partie des trésors coloniaux, la Belgique est à la traîne», ont déclaré fin 2018, dans une lettre ouverte parue dans le quotidien Le Soir, 36 artistes, universitaires et activistes, pour la plupart d’origine africaine. «En France, en Allemagne et dans d’autres pays», fait remarquer le collectif, «les autorités se sont déjà retroussé les manches.»

En France, dont le passé colonial, comme celui de la Belgique, s’est déroulé principalement en Afrique, le président Macron a mandaté l’historienne Bénédicte Savoy et l’économiste sénégalais Felwine Sarr pour qu’ils déploient un plan d’action pour la restitution de milliers d’objets. En novembre de l’année dernière, le Sénat français a approuvé la proposition du duo de restituer vingt-six artefacts uniques du musée parisien du Quai Branly au Bénin. Il s’agit notamment des Benin Bronzes, une collection de sculptures très discutée, que les Britanniques ont pillée en 1897 après une expédition punitive contre le royaume et qui se sont retrouvées dans tous les grands musées d’Europe.

L’Allemagne n’est pas restée inactive non plus: depuis que le Museum für Völkerkunde a restitué une statue de l’ancienne colonie britannique du Zimbabwe en 2003, des scientifiques ont enquêté sur la provenance de milliers de pièces rapportées à l’époque par les colons et collectionneurs allemands du Cameroun, de la Tanzanie et du Togo. Ce qui ne change rien au fait que l’Allemagne possède aussi une collection de statues en bronze du Bénin. Mais plus pour très longtemps. La controverse qui a accompagné la récente ouverture – numérique – du Forum Humboldt à Berlin, où le Museum für Völkerkunde a trouvé une nouvelle résidence, a accéléré le mouvement.

Les statues du Bénin constituent un test décisif de la manière dont l’Allemagne traite son passé colonial, a déclaré fin mai la ministre fédérale de la Culture, Monika Gruetters. «Nous devons assumer notre responsabilité historique et morale». La première restitution allemande de sculptures en bronze du Bénin est prévue pour 2022.

Aux Pays-Bas également, l’attention portée à l’héritage colonial chargé n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Dans un rapport fort remarqué, le Raad voor Cultuur (Conseil de la culture) y a préconisé que les objets d’art et les objets culturels pillés soient restitués sans conditions, sans objections logistiques, juridiques ou autres, aux pays d’origine, l’Indonésie en premier lieu. Depuis lors, des élections ont eu lieu aux Pays-Bas et la ministre de la Culture, Ingrid van Engelshoven, a intégré presque toutes les recommandations du Conseil dans sa vision stratégique. Désormais, les Pays-Bas peuvent se considérer comme un précurseur en Europe.

«Dans certains États, le cadre juridique et éthique est en place depuis trois décennies», confirme l’historien de l’art bruxello-congolais Toma Muteba Luntumbue, commissaire de la Biennale de Lubumbashi en 2015 et cosignataire de la lettre susmentionnée. «Je regarde principalement vers le Canada, les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande: ils sont depuis longtemps à l’avant-garde de l’intégrité morale de leurs collections muséales. Ils traitent le thème de la restitution dans toute sa complexité et tentent de corriger leurs erreurs historiques».

Une réelle ouverture

Si la Belgique n’est peut-être pas pionnière, il est indéniable que le processus y est en marche aussi. L’été dernier, une commission spéciale a été mise en place par la chambre du Parlement fédéral dans le but d’explorer le passé colonial et de formuler des recommandations par rapport à la manière de le traiter. L’art pillé lui aussi y recevra l’attention nécessaire.

Le Parlement de la Région Bruxelles-Capitale a mis en place un groupe de travail pour décoloniser l'espace public dans la capitale

Dans l’intervalle, le Parlement de la Région Bruxelles-Capitale a mis en place un groupe de travail pour décoloniser l’espace public dans la capitale, un débat en soi, tandis que le ministre flamand de l’Éducation Ben Weyts a annoncé que le colonialisme serait explicitement inclus dans les nouveaux objectifs d’évaluation des cours d’histoire.

Plus récemment, en juin 2021, un groupe d’universitaires, de conservateurs et de spécialistes du patrimoine -dont la conservatrice du MAS, Els De Palmenaer- a présenté aux autorités belges ses Principes éthiques pour la gestion et la restitution des collections coloniales. Les principes ne sont «pas un point final mais une contribution au débat», selon les chercheurs. Il est important d’adapter la législation et les règles internationales, européennes et belges existantes pour la protection du patrimoine culturel, écrivent-ils. Leur message clé est clair: mettre en œuvre une politique de restitution transparente, coopérer avec les anciennes colonies sur un pied d’égalité et rendre avec générosité.

En ce même mois de juin, on apprenait que le Congo redevenait propriétaire de tous les objets de la collection de l’AfricaMuseum de Tervuren provenant du Congo et manifestement acquis illégalement entre 1885 et 1960. Sans le coronavirus, cette nouvelle aurait pu arriver un an plus tôt. «Il était prévu que la Première ministre belge Sophie Wilmès se rende au Congo en juin 2020», ajoute Guido Gryseels, directeur de l’AfricaMuseum. «Des mots symboliques y auraient certainement été prononcés à l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance. Le gouvernement De Croo, qui a entretemps succédé au gouvernement Wilmès, est par ailleurs composé de personnes dont beaucoup sont nées après 1960, l’année où le Congo devint indépendant. Elles ne se sentent pas appelées à tolérer quelque aspect que ce soit du passé colonial», explique Gryseels.

«Il y a une réelle ouverture», reconnaît Nadia Nsayi, «bien que le débat soit encore trop belge. À l’exception de quelques groupes, le thème de la restitution n’est pas encore très présent dans la diaspora. Cela est dû à une certaine ignorance, mais aussi au fait qu’il y a tant d’autres questions plus urgentes à l’ordre du jour.»

Toma Muteba Luntumbue, lui aussi, qualifie la discussion de «trop belgo-centrée». «Dans la sphère politique, scientifique et culturelle, je retrouve encore la tendance à parler à la place de l’autre. Sans oublier le manque de transparence et l’opportunisme qui caractérisent le débat belge. Nous avons dû attendre Savoy et Sarr en France avant que le monde politique ne commence vraiment à parler de restitution ici aussi.»

Guido Gryseels reconnaît ces sensibilités. Pourquoi la Belgique ne va-t-elle pas plus vite? «Cela tient en grande partie au fait que 80% de notre collection est congolaise. Au Congo, le contexte est différent du Bénin et du Sénégal, où les voix pour la restitution sont plus fortes. Mais l’AfricaMuseum y est vraiment ouvert. Si le Congo et le Rwanda le demandent officiellement, les pièces reviendront vers eux.»

Le président congolais Félix Tshisekedi lui-même l'a dit lors de l'ouverture du nouveau Musée national du Congo fin 2019: tant que la maison Congo n'est pas rangée, la restitution n'est pas une priorité

Cependant, nous n’en sommes pas encore là. Le président congolais Félix Tshisekedi lui-même l’a dit lors de l’ouverture du nouveau Musée national du Congo fin 2019: tant que la maison Congo n’est pas rangée, la restitution n’est pas une priorité. Pour le Congo, il est important que les pièces soient conservées dans les meilleures conditions possibles, selon Tshisekedi. Même un transfert symbolique limité n’est pas à l’ordre du jour pour le moment. Et Guido Gryseels de préciser: «Malgré l’ouverture d’un musée financé par la Corée du Sud à Kinshasa, le Congo est confronté à des problèmes majeurs de stockage du patrimoine. De plus, Kinshasa ne parle pas de restitution, mais de reconstitution, une recherche ciblée d’objets qui manquent dans les collections au Congo. À titre d’exemple: nous avons ici de nombreux masques Yaka, pour lesquels il existe une grande demande.»

Par contre les questions restent: quel objet partira où? Qui est le propriétaire légal et qui est le propriétaire moral? Toutes les pièces de Tervuren, quelque 120 000 objets ethnographiques et 8000 instruments de musique, ont été inventoriées, mais cela ne veut pas encore dire que la méthode d’acquisition soit connue. Beaucoup de matériel, par exemple, a été rapporté par des missionnaires, qui dans certains cas étaient de vrais anthropologues avant l’heure. Mais ont-ils reçu ces pièces en cadeau? Ont-ils payé le prix du marché ou les ont-ils acquises dans le cadre d’une certaine relation de pouvoir? Qu’est-ce qui a été volé et qu’est-ce qui a été pillé?

«L’enquête de provenance est en cours», déclare M. Gryseels. «Nous regardons où se trouvent les lacunes. Nous faisons des recherches dans le musée lui-même et deux de nos scientifiques ont effectué des travaux de terrain au Congo. Il ne fait aucun doute qu’un certain nombre de pièces sont concernées.» Prenons l’exemple de Ne Kuko, la statue du chef du village de Kikuku. «Elle a été pillée et nous le savons. Mais qui peut demander la restitution? Ne Kuko doit-il retourner dans son village pour reprendre sa fonction symbolique et identitaire de protecteur de la communauté? Ou la statue doit-elle aller à Kinshasa, à plus de 1000 kilomètres? Le chef du village n’est peut-être pas intéressé par la restitution si Ne Kuko aboutit dans la capitale. Nous n’avons pas encore de solution pour ce genre de questions.»

Il y a encore un problème, souligne Toma Muteba Luntumbue: «Que les objets les plus puissants, les plus chargés symboliquement soient considérés comme diaboliques par les églises évangéliques locales. De nombreux religieux, quelle que soit leur confession, rejettent les expositions de certains objets culturels. Beaucoup de Congolais veulent se débarrasser des concepts de «tribu» et d’«ethnicité» auxquels les objets sont liés et qui sont d’origine coloniale».

«Pour ne pas tomber dans ce débat complexe et très idéologique, le président Tshisekedi reste pragmatique. Le Congo est aux prises avec des problèmes bien plus dramatiques que celui de la restitution. Et honnêtement, si tout le patrimoine congolais à l’étranger retourne au Congo, il n’y aura tout simplement pas assez de place dans le Musée national. Mais cela ne doit pas être une excuse pour ceux qui s’opposent à la restitution et qui prétextent le manque de compétence en Afrique pour ne rien rendre. À cet égard, une forte demande de restitution est nécessaire».

«Le Congo doit avoir un accès maximal à son propre patrimoine sans que les aspects logistiques deviennent une condition», affirme Guido Gryseels. «Mais nous n’avons pas encore le cadre juridique nécessaire pour cela. L’une des options est que le Congo acquière la propriété de certaines pièces et que nous les louions en attendant qu’elles y retournent. Par ailleurs, nous sommes également engagés dans la collaboration muséologique et scientifique.»

La restitution aura lieu

En outre, la question de la restitution ne tourne pas exclusivement autour des artefacts. Des restes humains sont également présents dans les collections belges: des dizaines de crânes en particulier, certains de Congolais qui ont été exécutés lors d’expéditions punitives coloniales. Les crânes ont été apportés en trophées et furent pour d’aucuns – en tout cas celui de Lusinga Iwa Ng’ombe, un puissant chef Tabwa – exposés dans des salons bruxellois pendant des décennies.

Ce sont les hommes du lieutenant Émile Storms qui ont tué et décapité Lusinga en 1884. Storms, commandant de l’Association internationale africaine (AIA), voulait donner une leçon à d’autres chefs inflexibles. Il a incendié plusieurs villages de Lusinga en une journée, une attaque au cours de laquelle 60 personnes ont été tuées et 125 villageois capturés. Après la mort de Storms, ses proches ont transféré le crâne de Lusinga au musée de Tervuren, après quoi il s’est finalement retrouvé au musée des Sciences naturelles. Là, à Bruxelles, il repose, muni d’une étiquette, dans le dépôt.

«Deux branches de la famille de Lusinga veulent récupérer le crâne», explique Patrick Semal, conservateur des collections anthropologiques du musée. «Ces restes seront probablement rendus à la famille, même si on ne sait pas encore à qui exactement.» On ne sait pas non plus quel est le statut juridique de Lusinga et d’autres crânes désormais identifiés. «Pour répondre à ces questions, nous avons fondé HOME (Human Remains Origin(s) Multidisciplinary Evaluation)», précise Semal, «une collaboration entre les différentes institutions belges qui ont des restes humains dans leur collection. Certains d’entre eux remontent à l’époque coloniale, comme les crânes du Congo. Avec HOME, nous voulons avoir un aperçu du contexte historique, scientifique et éthique dans lequel ce matériel a été acquis, et proposer un cadre juridique pour sa restitution.»

«Contrairement à la Grande-Bretagne, à la France ou à l’Allemagne, la Belgique ne dispose pas encore d’une telle étude ni d’un cadre légal spécifique», ajoute la juriste Marie-Sophie de Clippele de l’université Saint-Louis à Bruxelles, co-autrice des Principes éthiques précédemment mentionné et l’un des partenaires de HOME. «La question classique est celle-ci: quel est le statut de restes humains après la mort? Un crâne est-il un objet, et donc librement cessible? S’agit-il plutôt d’une personne? Ou sommes-nous dans une zone grise, entre les deux? Dans le Code civil français, on a résolu cela en ajoutant que le respect du corps humain ne s’arrête pas à la mort. En Belgique, le Comité consultatif de bioéthique aura un rôle à jouer à cet égard. (…) Néanmoins, le manque de moyens juridiques n’exclut pas nécessairement la restitution. Si une affaire n’est pas prescrite et que des preuves sont disponibles, les justiciables, dont les héritiers, peuvent saisir un tribunal pénal ou civil. D’autres solutions sont envisageables par voie diplomatique».

Des restes humains ou objets culturels, vous ne pouvez les rendre qu'une seule fois. Il ne faut donc pas se tromper, ce moment doit être le bon

«Dans tous les cas, la restitution doit être en ligne avec le travail que la commission parlementaire est en train de réaliser aujourd’hui et devra être débattue au Parlement», explique De Clippele. «Le débat ne doit surtout pas se limiter au monde universitaire». «La restitution, y compris celle du crâne de Lusinga, doit faire partie d’un exercice historique», ajoute Patrick Semal. «Notre pays doit simplement être prêt lorsqu’une telle restitution sera officiellement demandée. Des restes humains ou objets culturels, vous ne pouvez les rendre qu’une seule fois. Il ne faut donc pas se tromper, ce moment doit être le bon.»

«Si le Congo en fait une priorité, la restitution deviendra un fait», répète Guido Gryseels, tout en soulignant que «tout ce qui est en possession belge n’est pas illégal». Et la peur de certains que nos musées deviennent bientôt des coquilles vides? «Sans fondement», conclut le directeur. «Personne ne revendique la collection tout entière. Même si nous retournons des centaines de pièces, cela ne fera pas de différence substantielle».

Exposition 100 x Congo: Un siècle d’art congolais à Anvers
AfricaMuseum
Une première version de cet article a paru en avril 2021 dans le numéro 1 de Septentrion. L’article a été amendé le 29 juin 2021 en fonction des décisions qui ont été prises entretemps.
Lode delputte

Lode Delputte

journaliste indépendant

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